La conscience du vivant
- Lueur

- 11 déc. 2024
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 17 déc. 2024
Avez-vous déjà tué un moustique ? Moi oui.
C’est énervant les moustiques. Ça pique, ça empêche de dormir, après on se gratte, ça laisse des marques sur la peau. En plus, ça véhicule des maladies. Et puis y en a plein des moustiques, un de plus ou un de moins…
J’ai tué plein de moustiques, sans aucun état d’âme. Pour moi les moustiques étaient juste nuisibles. Les tuer ne me faisait ni chaud ni froid.
Et puis, un jour, je me suis demandé s’ils avaient la moindre utilité. Et en fait, les moustiques jouent un rôle vraiment très important dans la nature. Ils nourrissent des centaines d'espèces différentes. Dans les airs comme dans l’eau où ils pondent leurs œufs. Oiseaux, insectes, batraciens, chauves-souris, poissons, etc. Le moustique c’est un genre de garde-manger vivant.
Pas si inutile que ça finalement.
Pourtant, même en sachant ça, je vous avoue que si un moustique se posait sur mon bras là, maintenant, il y aurait de fortes probabilités pour que je le tue. Je préférerais probablement que lui meurt plutôt que moi je sois piquée. J’adorerais vous dire que, par amour et respect pour la mécanique du vivant, je ne le toucherais pas. Mais ce serait bien hypocrite de ma part, en termes de compassion, je n’en suis pas encore là. La seule chose qui a changé aujourd’hui c’est qu’en tuant un moustique, là ou avant ça ne me faisait rien, maintenant je n’en suis pas fière. J’ai même un petit pincement de culpabilité si je le fais.
Ce que je raconte ici semble assez anodin, mais je trouve que ça témoigne d’une chose ancrée en moi, et en bien des gens, la grande majorité de l’humanité en réalité : la hiérarchisation du vivant.
Pourquoi aurais-je plus de valeur qu’un moustique ? Ai-je vraiment plus de valeur qu’un moustique ? Ou qu’un chien ? Qu’un arbre ?
Qu’est ce qui justifie que l’humanité soit au-dessus du vivant, ou même au-dessus de la nature ?
La hiérarchisation du vivant
Conscience de soi et intelligence émotionnelle
Notre conscience de soi VS le reste du monde, de ce que nous sommes individuellement comme collectivement, et notre intelligence émotionnelle justifient-t-elle que nous soyons au-dessus du reste du vivant ?
Mais d’abord, qu’est-ce qui nous fait croire que nous serions les seuls à avoir une conscience ?
Chimpanzés, orangs-outans, dauphins, orques, raies, porcs ou encore éléphants, ont passé le test du miroir lors de diverses études scientifiques. C'est-à-dire qu’ils ont démontré la capacité de se reconnaître dans un miroir. Une réelle conscience de soi.
Certains animaux peuvent aussi éprouver de l’amour, du chagrin, voir être en deuil ou même en dépression.
Leur conscience n’est pas seulement charnelle. Il ne s’agit pas toujours d’une conscience de l’existence de son propre corps uniquement. Certaines espèces animales ont aussi une intelligence émotionnelle poussée et parfois très similaire à la nôtre.
Au Japon, une étude scientifique a démontré que lorsqu’un chien domestiqué regarde sa ou son “propriétaire” dans les yeux, alors son taux d'ocytocine augmente. Cette hormone est celle qui déclenche un sentiment d'attachement intense, chez les chiens comme chez les humains. Les canidés seraient donc capables d’aimer.

D’autres études, notamment menées par l'université de Chicago, ont démontré chez le rat une aversion à blesser son prochain, et même des actes de solidarité purement altruistes. Ils seraient aussi enclins à se souvenir des rats qui les ont aidés et leur rendraient la pareille. La zone du cerveau associée à l'empathie est aussi la même chez les humains et les rongeurs.
Mais quand bien même un être vivant ne serait pas en capacité d’éprouver de l’amour, du chagrin, de l’empathie ou une conscience de soi, celà justifie-t-il que cet être aie moins de valeur que le reste de l’humanité ?
Un bébé de 3 mois est moins conscient de lui-même ou mature émotionnellement qu’un chimpanzé de 2 ans. Alors si la conscience de soi ou l’intelligence émotionnelle justifient une hiérarchisation du vivant, lequel du singe ou du bébé serait au-dessus de l’autre ?
Quoi que l’on réponde ici, le raisonnement est problématique. En utilisant la conscience de soi ou l’intelligence émotionnelle comme critères de hiérarchisation, celà induit une hiérarchisation aussi des être humains entre eux. Quid alors des bébés VS les adultes ? Des personnes atteintes de retards mentaux divers ? Des personnes dans le coma ? De personnes démentes ? Leur limites ou incapacités intellectuelles comme émotionnelles n’en diminuent pas pour autant la légitimité ni valeur de leur existence.
Un autre exemple encore plus radical : les arbres.

Ils ont la capacité de s’interconnecter sous la terre, notamment grâce à une incroyable association symbiotique avec des champignons, appelée mycorhization. Ce phénomène leur permet de créer de véritables réseaux entre eux, et de se partager des nutriments. En gros ils se nourrissent les uns les autres. Comme un seul corps. Une forme d’intelligence commune.
Ces réseaux d’arbres, les bois, et surtout les forêts, ont la capacité de réguler des cours d’eau et de juguler des inondations. D’assainir l’air, de transformer le dioxyde de carbone, de réduire les effets de serre, d’impacter le climat… bref, ce dont les arbres sont capables, surtout à grande échelle, est juste spectaculaire.
Du coup, si les arbres peuvent juguler des inondations, ai-je plus de valeur qu’un arbre ?
Entre lui et moi, qui est le plus bénéfique pour le monde ? Laquelle de nos 2 existences est la plus toxique pour le reste du vivant, humanité incluse ?
La légitimité des dominants
Oui mais les arbres forment des réseaux de façon inconsciente et fragile. Nous les humains nous sommes clairement plus forts. Nous avons créé la technologie et les civilisations ! Nous avons une position dominante indiscutable sur le reste du vivant. Nous sommes clairement supérieurs. Nous savons comment tirer profit de la nature à une échelle planétaire.
C’est vrai, mais la capacité à dominer crée-t-elle la légitimité ?
Les dominants ont-ils d’office plus de valeur que les dominés ?
Être capable d’asservir et de surexploiter le vivant pour en tirer un maximum de profit justifie-t-il une hiérarchisation ?
Prenons l’exemple des loups.
L’Homme domine les loups. Nous décidons s’ils vivent ou s’ils meurent, nous nous estimons supérieurs aux loups à tel point que dans certaines régions du monde nous nous sommes octroyés le droit de les éradiquer de territoires entiers. Purement et simplement. Les considérant uniquement comme nuisibles. Et pourtant…
Dans les années 90, le parc de Yellowstone a réintroduit quarante et un loups qui avaient totalement disparu de ce territoire depuis plus de soixante dix ans. Et les conséquences du retour des loups sur l’écosystème entier du parc est juste extraordinaire.
Les loups se sont mis à chasser, régulant les populations de coyotes et de wapitis qui pullulaient. La régulation des grands herbivores (qui dévoraient notamment les jeunes pousses d’arbres) a permis à la flore de se renouveler et de croître. Celà a permis aux insectes de revenir, et donc par ricochet aux petits animaux de mieux se nourrir, dont les oiseaux. Insectes et oiseaux ont relancé la pollinisation, influant à leur tour le renouvellement et la croissance des plantes. Ainsi, le nombre de castors, qui étaient aussi en train de disparaître faute de nourriture, a finalement augmenté, et grâce à leurs barages, le débit des cours d’eau s’est ralenti et les alluvions ont pu se déposer à nouveau dans leur lit, des conditions de vie favorables aux poissons, batraciens et insectes. Les saules et les peupliers, qui avaient particulièrement souffert de la surpopulation de wapitis, se sont à nouveau développés, protégeant le sol de l’érosion.
En quelques années, la réintroduction des loups a même changé le cours des rivières, et le parc de Yellowstone a retrouvé son visage d’antan.

Alors certes, les êtres humains savent construire des fusées. Nous avons mis sur pied d’énormes villes, dont nous connaissons les conséquences sur le climat et la nature. Nous avons inventé des remèdes, et des armes, des engrais et des pesticides, la pêche et les chalutiers géants, l’énergie et les puits de pétrole. Nous sommes capables du meilleur et du pire, mais malheureusement le pire est encore ce que savons faire de mieux à grande échelle.
Nous sommes incapables de faire pousser des hectares de forêts quelques semaines, mais nous pouvons les raser en quelques jours.. Et l’ironie de tout ça c’est que cette ingénierie dont nous sommes si fiers au point de nous considérer au dessus du reste du vivant, est celle là même qui est en train de causer notre perte, notamment par le réchauffement climatique et l’effondrement du vivant.
Ce que les loups nous apprennent ici, c’est qu’en ce monde tout est interconnecté. Ce ne sont ni la conscience, ni les capacités émotionnelles ou intellectuelles qui comptent mais la capacité de chaque existence à jouer son rôle correctement dans la mécanique du vivant, à contribuer à sa façon, par le simple fait d’exister, à l’harmonie sur terre. C’est une chaîne. Que l’on soit un grand ou un petit maillon importe peu. Ce qui compte c’est son maintien.
Les plus grands prédateurs comme les plus petits des virus régulent des espèces qui elles-mêmes régulent ou nourrissent d’autres espèces qui elles aussi en nourrissent d’autres qui en régulent d’autres et ainsi de suite.
Le moustique a un rôle à jouer, tout comme le loup, le castor, le microbe, le brin d’herbe et nous.
Alors si chaque existence a un rôle à jouer, ne devrait-elle pas avoir le droit d’exister ?
Et si chaque vie a un droit d’existence, alors ne devrait-on pas aller un peu plus loin, en considérant un droit d'existence sans altération. C'est-à-dire sans sur-exploitation, sans violence gratuite, sans infliger d’effondrement ou de souffrance inutile?
Ne devrions nous pas considérer le vivant dans son ensemble, à la hauteur de sa préciosité, comme un seul corps dont nous ferions nous aussi partie ?
Réveillons nous
Si la valeur d’une existence repose sur la contribution à l’équilibre du monde, alors le réel nuisible ne serait-il pas nous-même, les êtres humains ?
Nous ne sommes pas en dehors du monde, nous en faisons partie. Il est temps de repenser notre rôle. De nous questionner sur comment nous nuisons ou contribuons au vivant, plutôt que de se positionner en agent extérieur, dominant, ou en s’octroyant un droit de destruction ou d’asservissement.
Des milliers d’entre nous l’ont déjà compris, et sont déjà en action. Nombre de sociétés autochtones à travers le monde, ont déjà des réponses, des solutions et un savoir que les plus dominants méprisent sans même comprendre qu’elles ont bien plus de valeur que toutes les grandes inventions technologiques ou industrielles de notre temps.
Il y a tant de manières de contribuer. Certain·es militant, défendent, préservent, gardent, protègent. Et même sans en arriver jusque là, on peut à minima respecter. Tenter de conscientiser son propre rôle et choisir la manière de le jouer.
L’alliance
Arrêtez vous un instant. Prenez le temps. Le temps de la contemplation.
Entendez le bruissement des arbres sous le vent, inspirez l’odeur de l’herbe après la pluie, sentez l’air sur votre visage, ressentez l’attraction du sol sous vos pieds, appréciez la lumière qui perce à travers les nuages. Le vivant est là, il vibre tout autour de vous.
Vous faites partie de ce tout. Vous êtes une existence s’articulant avec toutes celles qui vous entourent et vous habitent. Votre corps bouillonne de vie. Vos organes, votre peau, sont tapissés de milliards d’organismes vivants.
Le vivant s’effondre, et en même temps il est partout.
Observer, c’est comprendre. Ressentir, c’est appartenir. Prendre conscience, c’est déjà commencer à agir.
Le vivant n’a pas besoin de héros. Il a besoin d’allié·es.


